Notre système de propriété intellectuelle est-il prêt pour un avenir numérique et décentralisé ?

Un nouveau document de l’OMPI révèle si les cadres juridiques existants sont suffisants pour localiser les atteintes à la propriété intellectuelle dans le Web 3.0 et le métavers.

Au fil du temps, les progrès technologiques ont donné naissance à de nouveaux moyens d’exploiter les contenus et d’enfreindre les droits – y compris les droits de propriété intellectuelle (DPI) – investis dans ces contenus. Les instruments législatifs ont toujours précisé que les droits préexistants continuaient à s’appliquer aux nouveaux médias, c’est-à-dire aux moyens de diffusion des biens immatériels, y compris dans les contextes numériques et en ligne. En termes d’application des droits, cependant, la dématérialisation progressive du contenu et des modalités de diffusion a donné lieu à des défis, notamment lorsqu’il s’agit de déterminer où une infraction présumée aux DPI a été commise.

On ne saurait trop insister sur l’importance d’un tel exercice : il est notamment essentiel pour déterminer (i) si le droit en question (par exemple, un DPI enregistré) est applicable dès le départ, (ii) quelle loi s’applique au litige en question et, conformément à certains critères juridictionnels, (iii) quelles sont les juridictions compétentes pour en juger. Par exemple, le fait de déterminer que la contrefaçon a été commise dans le pays A permet à son tour de déterminer (i) si le droit en question est applicable, étant donné que les DPI sont territoriaux par nature. Ainsi, si le DPI en question est une marque nationale, l’atteinte doit être localisée sur le territoire du pays où le droit est enregistré ; (ii) si, par exemple, le droit du pays A est applicable au litige en question et (iii) si, par exemple, les tribunaux du pays A sont compétents pour trancher le litige qui en résulte.

Cela dit, il ne faut pas confondre la question de la loi applicable et celle de la compétence. La réponse à la première permet de s’assurer qu’une juridiction n’a pas à appliquer plus d’une loi, mais qu’elle se concentre uniquement sur l’acte de contrefaçon initial pour identifier la loi applicable à la procédure. À l’inverse, il n’est pas nécessaire de s’assurer qu’une seule loi est applicable dans le contexte des règles de compétence, qui prévoient souvent plus d’un forum.

L’exercice de localisation décrit ci-dessus s’est avéré particulièrement difficile lorsque l’activité illicite est commise dans un contexte numérique ou en ligne. Pour les infractions commises sur le Web 2.0, les tribunaux du monde entier ont néanmoins progressivement développé diverses approches pour localiser l’activité illicite, en considérant le lieu où (i) le défendeur a initié le comportement illicite (critère de causalité), (ii) le contenu illicite peut être consulté (critère d’accessibilité) et (iii) le comportement illicite est ciblé (critère de ciblage). Bien qu’aucun de ces critères ne soit dépourvu de défauts, le ciblage a progressivement gagné du terrain dans plusieurs juridictions à travers le monde. La preuve du ciblage dépend de divers facteurs, notamment la langue, la monnaie, la possibilité de commander des produits ou des services, le domaine de premier niveau concerné, le service clientèle, la disponibilité d’une application dans un magasin d’applications national, etc. Dans l’ensemble, ce qui est nécessaire pour établir le ciblage est un lien substantiel avec un territoire donné.

Une autre évolution est actuellement en cours : il s’agit de la transition de la dimension déjà interactive du Web 2.0 vers la réalité encore mieux intégrée et plus immersive du Web 3.0 (si ce n’est déjà le Web 4.0 !). Cette transition devrait être rendue possible par l’essor de la réalité augmentée, de la blockchain, des crypto-monnaies, de l’intelligence artificielle (IA) et des jetons non fongibles (NFT) pour les actifs numériques. En ce sens, l’évolution progressive du métavers sera déterminante. Même si le concept de métavers existe depuis plus de 30 ans, il a récemment été remanié. Grâce à l’avènement des nouvelles technologies mentionnées ci-dessus, on espère que le « nouveau » métavers se caractérisera par quatre caractéristiques principales : l’interopérabilité entre les plateformes en réseau ; l’expérience immersive et tridimensionnelle de l’utilisateur ; l’accès au réseau en temps réel et l’enchevêtrement des mondes physique et virtuel. Dans tout cela, différents métavers ont déjà été développés, qui se répartissent en deux catégories principales : centralisés et décentralisés. La distinction est faite selon que le métavers en question est détenu et dirigé par une seule entité, par exemple une entreprise, ou qu’il est plutôt caractérisé par un réseau dispersé et une structure de propriété décentralisée, par exemple une organisation autonome décentralisée (DAO).

Si, comme nous l’avons dit, il semble raisonnable de considérer que le traitement des situations liées au Web 2.0 est raisonnablement réglé, la transition du Web 2.0 au Web 3.0 pourrait poser de nouveaux défis à l’interprétation et à l’application des critères susmentionnés. La présente étude porte précisément sur le traitement juridique d’une telle transition. Plus précisément, cette étude cherche à répondre aux questions suivantes : les mêmes critères et notions développés en relation avec d’autres moyens de diffusion peuvent-ils être appliqués dans le contexte des atteintes aux DPI commises par l’intermédiaire et au sein des métaverses ? La distinction entre métaverses centralisées et décentralisées a-t-elle des implications substantielles en ce qui concerne la localisation des atteintes aux DPI ?

Les DPI considérés sont les droits d’auteur, les marques et les dessins et modèles. L’analyse se limite aux atteintes commises en dehors des relations contractuelles et adopte une perspective internationale et comparative, sans se concentrer sur une juridiction spécifique. Bien que des exemples tirés de différents systèmes juridiques soient fournis et examinés le cas échéant, le choix d’une telle approche devrait permettre de répondre aux principales questions au cœur de la présente étude dans des termes aussi larges et utiles que possible pour les différents systèmes juridiques : en ce sens, l’atteinte présumée aux DPI qui nécessite une localisation peut entraîner non seulement une responsabilité directe/primaire, mais aussi la responsabilité de sujets autres que le contrevenant direct, y compris les fournisseurs de services de la société de l’information (FSSI) dont les services sont utilisés pour commettre l’infraction.

L’étude est structurée comme suit. Les sections 2 et 3 décrivent le contexte de la présente analyse, ainsi que ses objectifs et son approche. La section 4 aborde les questions de conflits de lois. Elle passe en revue le cadre pertinent pour la localisation des atteintes aux DPI dans les situations transfrontalières, en tenant compte des instruments internationaux et régionaux, ainsi que des expériences nationales sélectionnées. Cette section établit en outre une distinction entre les DPI non enregistrés et les DPI enregistrés. La section 5 se concentre spécifiquement sur les situations numériques et en ligne et passe en revue le discours académique et judiciaire sur les approches de localisation dans le but de déterminer le droit applicable et, le cas échéant, la juridiction. Une discussion des critères fondés sur l’événement causal, le ciblage et l’accessibilité – y compris leurs lacunes – est également entreprise. La section 6 examine ensuite les différents types de sujets à l’encontre desquels des actions en contrefaçon peuvent être intentées, les recours disponibles et le type de responsabilité qui en résulte. La section 7 s’intéresse spécifiquement aux différents types de métavers et détermine si les conclusions des sections précédentes peuvent trouver une application satisfaisante en ce qui concerne ce nouveau média, du moins en principe.

En ce qui concerne les principales questions présentées ci-dessus, la réponse à la question de savoir si les mêmes critères et notions développés en relation avec d’autres médias peuvent être appliqués dans le contexte des atteintes aux DPI commises par l’intermédiaire et à l’intérieur des métaverses est affirmative. Il est en outre avancé que la distinction entre métaverses centralisées et décentralisées – bien qu’elle soit d’une grande importance pour la détermination des options d’application – peut ne pas avoir d’implications significatives dans la mesure où la localisation des atteintes aux DPI est concernée.

Dans l’ensemble, cette étude propose comme principale conclusion (section 8) que, dans l’état actuel des choses, le cadre juridique existant – tel qu’interprété par les tribunaux dans plusieurs juridictions en relation avec les scénarios du Web 2.0 – semble offrir une orientation suffisamment solide pour la localisation des atteintes aux DPI, y compris celles commises par l’intermédiaire du ou des métavers. Tous ces éléments s’accompagnent néanmoins d’une mise en garde, à savoir que des défis importants pourraient se poser en termes de recherche de preuves qui serviraient à établir un facteur de rattachement suffisamment fort avec un territoire donné, dans le but de déterminer à la fois le droit applicable et la juridiction. En outre, la diversité des recours et des options d’exécution actuellement disponibles dans les différentes juridictions amène à se demander si le moment n’est pas venu d’entreprendre une harmonisation plus poussée de ces deux aspects au niveau international et/ou régional.

Cette étude a cherché à répondre aux questions suivantes : Les mêmes critères et fictions juridiques développés en relation avec d’autres moyens de diffusion peuvent-ils être appliqués dans le contexte des atteintes aux DPI commises par l’intermédiaire et à l’intérieur des métaverses ? La distinction entre métaverses centralisées et décentralisées a-t-elle des implications substantielles en ce qui concerne la localisation des atteintes aux DPI ? Comme on l’a vu, la première question peut généralement recevoir une réponse affirmative, tandis que la seconde semble justifier une réponse négative.

L’analyse a montré que les principes et règles existants se sont avérés suffisamment adaptables au fil du temps pour traiter et être appliqués à des modalités d’exploitation et d’infraction nouvelles et émergentes. Cela permet de conclure qu’il en sera probablement de même – du moins en termes généraux – en ce qui concerne les situations du Web 3.0 et du métavers. Après tout,  » [l]orsqu’il s’agit de répondre à des questions portant sur des technologies qui n’ont jamais été envisagées, [le tribunal] ne doit pas se laisser distraire par de nouveaux termes ou de nouvelles formes de contenu, mais se tourner plutôt vers des principes directeurs familiers « .

Cela dit, les activités de contrefaçon menées dans le métavers sont susceptibles de soulever des problèmes spécifiques en termes de localisation de l’atteinte aux DPI, du moins au niveau de la preuve. Non seulement le Web 3.0 et le métavers peuvent rendre plus complexes l’identification et la localisation des contrefacteurs directs, mais aussi – comme nous l’avons expliqué – l’imputabilité même des actes de contrefaçon (par exemple, les activités de contrefaçon menées par des avatars d’IA) peut soulever des questions importantes. Néanmoins, ces défis ne sont pas entièrement sans précédent : si nous prenons la position des FSSI, l’évolution progressive des modèles commerciaux s’est accompagnée d’une évolution du type de responsabilité qui pourrait être attribuée, par exemple, aux opérateurs de plateformes d’hébergement – que ce soit en relation avec des violations de droits d’auteur ou de marques réalisées par des utilisateurs/vendeurs ou avec la disponibilité pour la vente de NFT. Il en va de même pour les types d’injonctions disponibles à l’encontre d’intermédiaires « innocents ». Un autre point de réflexion est l’interaction entre l’application des DPI par l’État et par le secteur privé. Si le « nouveau » métavers devient une réalité pleinement intégrée, la question de savoir si et dans quelle mesure les entreprises privées peuvent faire respecter leurs propres conditions d’utilisation pourrait devenir encore plus pertinente et pressante qu’elle ne l’a été jusqu’à présent.

Les contextes décentralisés donnent également lieu à des défis spécifiques, mais, une fois de plus, ils ne sont pas totalement sans précédent. Comme on l’a vu, les tribunaux ont déjà été saisis de la question de l’applicabilité des DPI et de la localisation des infractions pertinentes dans le cadre de situations de partage de fichiers P2P dans plusieurs juridictions à travers le monde. Ainsi, les questions d’interprétation que posent les métaverses décentralisées ne sont peut-être pas entièrement nouvelles. Cela dit, une réflexion plus approfondie sur la nature juridique des DAO et sur le type de responsabilité qui peut être attribuée à leurs membres en ce qui concerne les actes de contrefaçon commis par d’autres personnes au sein de l’organisation semble justifiée.

Sur un plan politique et législatif plus large, l’avancée progressive des technologies numériques et basées sur l’internet a abouti à la « contradiction fondamentale » à laquelle l’avocat général Szpunar a fait référence dans son avis dans l’affaire Grand Production, C-423/21. Il est peu probable que l’avènement du Web 3.0 et du « nouveau » métavers change la donne. Dans tous ces cas, une question clé demeure : faut-il garantir des conditions de concurrence plus égales et mieux intégrées pour l’exercice et l’application des DPI, compte tenu également du fait que – notamment en ce qui concerne les outils d’application – le niveau d’harmonisation au niveau international et, le cas échéant, au niveau régional, est principalement basé sur une approche de minimis ? Il s’agit là d’une question essentielle. Le passage du Web 2.0 au Web 3.0 et la réalisation d’un métavers totalement intégré ont fait de cette question une question dont la réponse ne peut et ne doit plus être retardée.

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