Le métavers n’est pas une technologie moralement neutre

Les écrits du philosophe français Gabriel Marcel sur « l’intersubjectivité » nous aident à comprendre pourquoi les métavers entravent notre capacité à saisir les vérités les plus importantes de la réalité. Lorsque chaque aspect de la façon dont je me présente aux autres est un choix, toutes mes relations deviennent des objets de manipulation. Sans les connexions authentiques des relations impliquées, concrètes et personnelles, je suis irrémédiablement déconnecté de la réalité.

Dans un récent essai publié dans le Wall Street Journal, Matthew Ball, ancien cadre d’Amazon et promoteur des métavers, affirme que l’avènement des métavers ne devrait pas être alarmant, car « comme pour presque toutes les technologies, il n’est ni moral ni immoral. » Selon M. Ball, une fois que cette version augmentée d’Internet sera largement disponible, « les clients pourront choisir d’accepter ou de rejeter » cette nouvelle technologie, devenant ainsi « co-auteurs » de l’histoire du futur. Une fois de plus, une puissante voix corporative nous rassure en nous disant que nous garderons le contrôle de notre utilisation de leur technologie. Peut-on croire M. Ball sur parole ? Les métavers sont-ils vraiment une innovation moralement neutre ?

Mais avant d’analyser si le métavers a une signification éthique, nous devons clarifier ce qu’est le métavers et en quoi il diffère des autres interactions en ligne. Selon le magazine Forbes, le métavers est une « combinaison des mondes de la réalité virtuelle et de la réalité mixte auxquels on accède par le biais d’un navigateur ou d’un casque, qui permet aux gens d’avoir des interactions et des expériences en temps réel à distance. » En substance, il s’agit d’un environnement en ligne augmenté et rendu plus immersif grâce aux technologies de réalité virtuelle. Vous pouvez l’imaginer comme une combinaison de votre plateforme de médias sociaux et d’un jeu vidéo. Votre réseau social devient comme une réunion ou une fête en ligne où votre « avatar » (une image tridimensionnelle que vous choisissez pour vous-même) interagit avec d’autres avatars dans un environnement numérique organisé.

Heureusement, la philosophie nous fournit une foule d’outils conceptuels pour analyser ce type de technologie. Un penseur qui peut nous aider à comprendre la signification d’une technologie comme les métavers est le philosophe français du vingtième siècle Gabriel Marcel.

Réalité intersubjective

L’approche philosophique de Gabriel Marcel est difficile à cerner. Connu comme un « existentialiste catholique », il est à cheval sur plusieurs courants intellectuels qui ont émergé dans la première moitié du vingtième siècle. Pour notre propos, un thème clé de sa pensée est sa tentative de fonder sa vision métaphysique sur l’intersubjectif (c’est-à-dire sur les relations entre les personnes). Pour Marcel, je ne peux connaître la réalité que dans la mesure où je sors de moi-même et où je m’engage avec vous. Le fameux « Je pense, donc je suis » de René Descartes est un piège philosophique pour Marcel : en utilisant la pensée subjective comme point de départ conceptuel pour la connaissance de la réalité, je risque d’être coupé de la réalité. Je risque de rester coincé dans un piège à ego, et aucun autre philosophe ne pourra m’en sortir.

Si nous accordons à Marcel cette base intersubjective de la réalité, les nouvelles technologies comme les métavers présentent certaines difficultés. Si la réalité est en quelque sorte un déploiement entre les personnes, la structure d’une plate-forme de réalité augmentée doit avoir des implications philosophiques très fondamentales. La question clé est la suivante : quelle est la nature de notre relation lorsque nous nous rencontrons dans le métavers ? Mais avant de poser cette question, nous devons d’abord examiner les rouages du paradigme intersubjectif de Marcel.

Pour illustrer ce qu’il entend par constitution intersubjective de la réalité, Marcel invoque une pièce classique de Pierre Corneille dans laquelle le personnage principal (qui se trouve être César Auguste) est aux prises avec un complot d’assassinat récemment dévoilé. À première vue, la réaction nécessaire pour un empereur romain est évidente : tuer toutes les personnes impliquées. Mais après mûre réflexion, l’Auguste de Corneille se rend compte qu’il ne peut pas, en toute conscience, simplement tuer ceux qui ont comploté contre lui, car il a lui-même été impliqué dans de nombreux complots de ce type. Et qui peut compter le nombre de soldats qui sont morts en essayant d’atteindre son objectif de devenir empereur et d’étendre l’empire ? En fait, sa carrière n’a été qu’un bain de sang.

Grâce à cette « seconde réflexion », Auguste est capable de sortir de lui-même, de voir les choses comme les autres, d’adopter leur point de vue et de les comprendre plus profondément qu’il ne l’aurait fait autrement. Auguste est changé lorsqu’il s’implique dans la profondeur mystérieuse de ces personnes qui pensent, veulent et agissent. Au lieu d’avoir la réaction instinctive que l’on attend d’un empereur romain qui vient d’être menacé de meurtre, l’Auguste de Corneille est un exemple de ce que Marcel appelle la « fidélité créative ». C’est-à-dire qu’en exerçant sa liberté de sortir de lui-même et de s’engager avec d’autres personnes, il se met en contact avec ce potentiel inimaginablement vaste qui constitue sa personnalité au sens le plus élevé.

Au-delà du drame politique, l’enseignement de Marcel est clair. Pour me connecter le plus complètement possible à la réalité, je dois être impliqué et engagé avec d’autres personnes. Cela exige que je m’ouvre à la possibilité que ce que je suis et ce que vous êtes soient fondamentalement modifiés par notre interaction. Grâce aux concessions (souvent désagréables) que nous faisons en vivant notre vie avec les autres, nous devenons plus pleinement nous-mêmes, même si les choses ne se déroulent pas exactement comme nous le souhaiterions.

Cette fascination pour la signification philosophique de l’intersubjectif a des racines profondes dans la biographie de Marcel. Son dégoût viscéral pour la philosophie éminemment abstraite, si courante au début du vingtième siècle, est né de son expérience de la Première Guerre mondiale. En tant qu’employé de la Croix-Rouge, il avait pour tâche principale d’enquêter sur les soldats disparus au combat. Chaque demande qui arrivait sur son bureau était un « appel personnel déchirant ». Dans la plupart des cas, il a fini par rapporter des décès aux familles qui s’étaient adressées à lui en espérant contre toute attente que leurs fils reviennent sains et saufs. Chaque cas sur lequel il travaillait devenait réel d’une manière que les statistiques sur les pertes ou les appels philosophiques sur la justice de la cause ne pourraient jamais saisir. Il s’est impliqué dans chaque cas ; chaque membre de la famille en détresse signifiait quelque chose qui ne pouvait jamais être analysé dans l’abstrait.

À ce stade, on pourrait se demander si la philosophie de Marcel ne soutient pas en fait les objectifs de ceux qui promeuvent le métavers ? Si l’être est fondé sur mes relations avec d’autres personnes, l’objectif de Meta de « rapprocher les gens » ne contribue-t-il pas en fait à renforcer la prise sur la réalité ? Est-ce que des interactions personnelles de qualité en ligne ne renforceraient pas la réalité ? En d’autres termes, en quoi le métavers déforme-t-il la réalité ?

La fragilité de l’ouverture

Comme nous l’avons vu, Marcel montre clairement que l’accès à la réalité exige une certaine ouverture aux revendications des autres à mon égard. Mais cette ouverture est fragile ; elle peut être déformée de multiples façons. Peut-être vous êtes-vous déjà trouvé dans une situation au travail où il y a quelqu’un avec qui vous avez vraiment besoin de parler d’une question importante, mais vous ne pouvez pas le faire parce que d’autres collègues sont présents, ce qui rend inapproprié le fait de discuter de ce qui vous préoccupe. Ou peut-être avez-vous fait l’expérience de vous trouver dans un restaurant bruyant où la conversation est bloquée parce qu’il est difficile d’entendre l’autre personne. De même, j’oserais dire que beaucoup trop d’entre nous connaissent la terrible expérience d’une mauvaise communication par SMS. Ces situations montrent comment, d’une manière ou d’une autre, l’autre personne peut ne pas être pleinement présente ou disponible au sens de Marcellian. Lorsque l’autre personne est en quelque sorte délimitée, il n’y a aucun moyen pour elle et moi de nous rejoindre pleinement. La réalité elle-même est déformée.

Bien sûr, il existe des façons dont les modes de communication délimités peuvent soutenir ou même améliorer une relation. On peut penser aux lettres d’amour d’Abélard et Héloïse ou aux lettres de prison de Franz Jägerstätter. Peut-être qu’après avoir lu une grande œuvre littéraire ou philosophique, vous avez ressenti un lien personnel avec cet auteur, même s’il est mort depuis des siècles. Un autre exemple pourrait être la pratique traditionnelle de la lectio divina, dans laquelle le texte des Écritures ouvre la voie à une rencontre spirituelle approfondie.

Tous ces contre-exemples soulignent un aspect essentiel de ce vers quoi tend la philosophie de Marcel. Dans chaque cas, le caractère donné de la contrainte est précisément ce qui met en valeur la relation impliquée. Ce n’était pas le choix de Jägerstätter d’être emprisonné pour son refus de rejoindre le régime nazi, mais à travers les épreuves de sa persécution, son amour pour sa femme a certainement été approfondi. L’expérience de ces contraintes est un autre rappel que mes préférences sont secondaires par rapport aux conditions existantes de l’interaction. Ce caractère donné de la nature de la relation avec l’autre personne nous oblige à sortir de nous-mêmes et à entrer dans la réalité intersubjective que Marcel essaie d’invoquer.

Il est facile de voir comment le fait de s’engager dans les métavers – que nous créons en fonction de nos préférences – pourrait déformer cette réalité. Si je n’ai jamais rencontré un collègue de travail autrement que sous la forme de son avatar dans le métavers, puis-je dire que cette personne a jamais été réellement disponible pour moi ? Puis-je dire que j’ai confiance en cette personne ? La réponse est un « non » catégorique. Si je peux me transformer en robot ou en monstre, changer ma voix ou contrôler la personnalité de mon avatar selon mes désirs, et que l’autre avatar peut faire de même, il semble évident que nous ne sommes jamais vraiment présents l’un à l’autre dans un sens significatif. Selon les mots de Marcel, « La communion dans laquelle les présences se manifestent l’une à l’autre et la transmission de messages purement objectifs n’appartiennent pas au même domaine de l’être. » Lorsque chaque aspect de la façon dont je me présente aux autres est un choix, toutes mes relations deviennent des objets de manipulation. Sans les connexions authentiques des relations impliquées, concrètes et personnelles, je me déconnecte de l’être. Je m’enfonce davantage dans le piège de l’ego cartésien mentionné plus haut.

Ces problèmes philosophiques sont liés aux difficultés pratiques que nous voyons déjà émerger de l’utilisation excessive des médias sociaux en ligne. Les métavers semblent susceptibles d’aggraver ce qui est déjà devenu une tendance inquiétante à la déconnexion et à la solitude. Le métavers, en objectivant presque tous les aspects de notre personnalité (et en nous invitant à passer presque toute notre vie dans un tel environnement), est pratiquement certain d’exacerber ces tendances inquiétantes en matière de santé mentale.

Contrairement aux affirmations contraires de M. Ball, les implications morales des métavers sont tout sauf neutres. En nous rappelant la signification de la présence des personnes au sens marcellien, nous pouvons voir clair dans ces affirmations mensongères et rejeter cet empiètement supplémentaire de l’idéologie technocratique dans nos vies. Et nous devons le faire avant qu’il ne soit trop tard.

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